Patriarcat et sainteté

Ce samedi 22 février, un nouveau séisme a secoué le monde chrétien, particulièrement catholique, avec la révélation des abus sexuels commis par Jean Vanier, fondateur de l’Arche. Cet homme, presque universellement admiré pour son action auprès des personnes handicapées mentales, avait donc, comme tant d’autres, une « face sombre », étroitement liée à la personnalité antérieurement dénoncée du frère Thomas Philippe et au « poison de la mystique sexuelle » comme l’écrit Isabelle de Gaulmyn (https://religion-gaulmyn.blogs.la-croix.com/jean-vanier-le-poison-de-la-mystique-sexuelle/2020/02/28/ ). Le rapport de l’enquête a été rendu public par l’Arche, démarche à souligner tellement elle tranche avec ce qui a pu être, et est encore assez largement, la règle tacite du « lavons notre linge sale en famille » : http://www.arche-france.org/sites/www.arche-france.org/files/fichiers/his-rapport_de_synthese-2020-fr.pdf

Une fois passée la stupéfaction, reste, une fois de plus, la colère – qui n’empêche pas de relever et souligner la qualité de la réaction et la communication de l’Arche – et le sentiment que cette affaire renvoie, là encore comme trop d’autres pour que ce soit accidentel, aux structures du pouvoir masculin dans l’Église. Il n’y a pas grand-chose à en dire : un homme, charismatique, doté d’une forte aura spirituelle, l’utilise pour abuser sexuellement de femmes (lire ici l’article le plus complet que je pense avoir lu : http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/revelations-sur-la-face-cachee-de-jean-vanier-22-02-2020-104079_16.php ). Jean Vanier n’était pas prêtre, l’affaire montre à tout le moins que l’emprise spirituelle n’est pas réservée aux détenteurs du sacerdoce – mais aux yeux de beaucoup, Jean Vanier était un saint, ou un personnage intimement lié au sacré, ce qui dilue la frontière, dans son cas, entre clerc et laïc. Et il est clairement une figure paternelle ou grand-paternelle, en même temps qu’une figure d’autorité morale. En ce sens il me semble relever parfaitement du patriarcat clérical ou cléricalisant qui caractérise l’Église, quoi qu’elle s’en défende (les témoignages reçus par la commission Sauvé sur les affaires de pédophilie révèlent l’existence d’abus commis par des femmes, des religieuses, notamment des supérieures : mais les figures féminines d’autorité, dans l’Église, sont finalement très masculines, aussi paradoxal que cela soit dans une structure qui est toujours largement braquée contre les études de genre).

Il n’y a donc finalement pas grand-chose à dire, à part exprimer toute la compassion possible envers les victimes, et soutenir l’Arche dans sa démarche. En revanche, plusieurs réactions ont évoqué le fait que Jean Vanier était considéré comme un saint, et que ces révélations venaient le faire chuter de cet état. Cela m’a fait un peu réfléchir. Qu’est-ce qu’un saint, finalement ? Dans la doctrine catholique, un-e saint-e est un défunt appelé à contempler Dieu dès après sa mort, sans « attendre » comme le commun des mortels le Jugement dernier. Depuis le XIe siècle, la procédure de reconnaissance de la sainteté est pontificale : les papes ne font pas les saints – seul Dieu s’en charge –, mais sont seuls (enfin, avec la Congrégation pour les causes des saints, qui instruit les procès) à déclarer qu’untel est saint. Cette procédure est, une fois de plus, étroitement liée à la construction de la souveraineté pontificale à partir du XIe siècle. La canonisation « populaire » devient imposible et le savoir clérical s’impose. Les historien-ne-s de la sainteté ont montré que la sainteté officielle est parfaitement contextualisable : l’Eglise promeut des modèles dont les caractéristiques varient selon les besoins des causes à défendre à un moment donné. Et affirme cependant prudemment que le ciel est peuplé de saint-e-s qu’elle ignore, puisque seul Dieu est maître de ce jeu. Quelques remarques en conséquence :

  • La sainteté de Jean Vanier est entre les mains de Dieu seul ; comme celle de chacun-e de nous et de toutes celles et tous ceux qui nous attendent au paradis pour chanter des chansons à boire avec le petit Jésus et manger des tartines de confiture au coin du feu (oui, j’ai une certaine vision du paradis).
  • Quel-le saint-e officiel n’a pas sa part d’ombre ? J’ai parlé ailleurs des saint-e-s que l’on devrait finalement considérer comme hérétiques ; on évoque volontiers la prédication de la croisade pour « rabaisser » le prestige de saint Bernard. Bien sûr, on me rétorque volontiers que ces défauts-ci sont contextuels, liés à la culture du temps. Les agressions sexuelles commises par Jean Vanier sont difficilement intégrables à un modèle moral que notre époque défendrait. Mais d’une part, nous ignorons une énorme part de la vie des saints traditionnellement honorés, et rien ne nous dit que certains d’entre eux n’étaient pas de parfaits salauds sur certains aspects ; d’autre part dans le cas précis de Jean Vanier, il faut sans doute remettre aussi cette affaire dans une réflexion générale sur le statut et l’aura des « fondateurs » dans l’Église contemporaine, réflexion qui ne devrait pas mener à les excuser mais à tout le moins à penser en termes structurels et non individuels. Ce paragraphe est très confus, vous me le pardonnerez, j’essaie de lier deux idées ensemble sans y arriver, tant pis.
  • Jean Vanier ne sera sans doute jamais canonisé. Pourtant, son histoire est exemplaire – et l’exemplarité est un critère essentiel de sainteté. Un criminel peut aussi faire de belles et bonnes choses. Il faut séparer l’homme de l’artiste. Oups je m’égare (en vrai, on ne peut pas, en fait). Mais voilà, ces deux faces de Jean Vanier existent (et on ne peut pas les séparer, suivez un peu). Il faut faire avec. Le faire tomber d’un piédestal où il n’aurait jamais dû être mis (l’idolâtrie est quand même une constante de la vie de l’Église, nourrie aussi par cette histoire de sainteté…). Ne pas en conclure que tout ce qu’il a fait de beau et bon n’a aucun sens. Tout remettre à Dieu, et d’abord les victimes, dans le Christ seul à avoir compati jusqu’au bout, au sens strict, au sens fort, avec la souffrance de toutes les victimes.
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